les mots sillons

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François MOREL

Cher François,


Je n'ai pas votre verve pour transformer les choses simples en événement sans précédent. Je n'ai pas votre talent pour trouver LA métaphore qui fera d'une banale réalité une parabole qui s'inscrira dans les classiques du genre. Je n'ai pas votre humour qui, articulé vulgairement dans la bouche d'un autre, devient, par vos lèvres, un bonbon acidulé qui réveille les papilles.


C'est pourquoi, après plusieurs mois d'hésitation, tergiversation et réflexion, je chausse mes plus petits souliers pour vous écrire. Je suis d'autant plus intimidée qu'il me semble que cette lettre sera une déclaration d'amour. Oui, François, je vous aime.
Oh, ne croyez pas que mon cœur se soit mis à battre à tout rompre dès les premiers instants où je vous ai vu. Car, à l'instar de Roxane qui n'a pas su voir le véritable amour derrière le nez de Cyrano, je n'ai pas su reconnaître le virtuose derrière le père Deschien.


Mais un jour, ou plutôt un matin, et je dirais même plus, un vendredi matin à 8h55, je m'arrête devant le garage de Madame Roullay qui m'attend six jours sur sept pour recevoir son journal quotidien. J'ouvre la portière et sort une jambe dans le petit air frileux en écoutant d'une oreille distraite le leitmotiv de Patrick Cohen sans imaginer qu'un homme allait changer mon itinéraire de distribution. Car, c'est vrai, depuis cette première rencontre, tous les vendredi matin à 8 h 54 précise, je fais un petit crochet et prend la petite route qui monte en haut d'un tertre pour notre rendez-vous. Ici, entre deux vignes, là où personne ne peut ni m'attendre, ni me déranger, je m'abandonne à vous.
Mais, pour l'heure, je suis devant le garage avec, dans le rétroviseur, Madame Roullay qui resserre son gilet autour du cou avec impatience. Une fesse encore collée au siège, un pied en lévitation au dessus du goudron, le journal dans ma main, je m'arrête dans mon élan comme un oiseau suspendu en plein vol. La voix que j'entends alors n'a rien du tapage racoleur d'un chroniqueur en mal d'inspiration... Etonnée, j'écoute...


C'est d'abord d'une intonation paisible que vous saluez « notre » Pat'Co matinal avant de commencer votre monologue. Vous êtes sérieux, grave : l'heure n'est pas à la rigolade. Les mots sont justes, le verbe est précis et la phrase déterminée où la tournure «Petit Con» n'est pas un malhonnête cliché mais une sentence qui demande des comptes. Puis, une avalanche d'adjectifs qualificatifs sont prononcés avec tant d'application qu'ils donnent l'impression d'avoir été inventés pour l'occasion. Seule dans ma voiture, j'applaudis d'un large sourire tout en approuvant d'un hochement de tête.
Madame Roullay, déplie son petit corps transi pour essayer de voir ce qu'il se passe dans cette fichue bagnole : «les fonctionnaires sont vraiment de gros fainéants, si la factrice pense une seconde que je vais me déplacer pour prendre mon journal, elle se fou le doigt dans l’œil jusqu'à la clavicule ! » Et bien non ! Madame Roullay n'a pas cette pensée de la femme pressée et intransigeante. Elle a bien le cou tendu, c'est vrai, mais c'est par inquiétude (c'est comme ça à la campagne ...)


Et moi, pendant ce temps, je me délecte. Les deux oreilles dans le poste, j'écoute l'histoire d'un rat de laboratoire ou les aventures de Jacky Gelin. Je frissonne en redécouvrant quelques vers de Barbara ou à l'évocation de l'âme militante de votre papa. Mon cœur s'attendrit sous le billet doux pour Jean Rochefort ou se met à battre de jubilation quand je vous entends défendre avec éloquence un petit théâtre. Le final arrive trop tôt par un petit point. Petit comme une goutte d'eau dans l'océan mais rond, comme la bouille d'un enfant heureux d'avoir fait bien. Je me sens alors comme l'amoureuse perdue dans le désordre des draps qui regarde son amant se revêtir en hâte pour reprendre le cours de sa vie.


Ah François !

Les lettres, c'était vous...
Les mots chers et fous,
C'était vous...
La voix dans la nuit, c'était vous.
L'âme, c'était la vôtre !
[...]
Ces pleurs étaient de vous ?
Pourquoi laisser ce sublime silence
Se briser aujourd'hui ?

Roxane
« Cyrano de Bergerac » scène V

 

Aujourd'hui, où "Ce Baiser" m'a encore touché !

 

Bien à vous

Céline



20/01/2015
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