les mots sillons

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... Ma libraire / 26.12.2012

Chère libraire, 

  

C'est bien une lettre que je souhaite vous écrire. Comme celle que l'on écrit à une amie pour lui donner des nouvelles régulièrement. Un courrier avec de la chaleur et de la bienveillance. Un papier griffonné où l'on se raconte avec confiance et simplicité. Comment pourrais-je vous écrire ce genre de lettre en commençant par « chère libraire » ?  

Je pourrais commencer par « Madame la libraire », mais c'est trop administratif. « Chère madame la libraire », bien trop lourd. « Madame », pas assez personnel. Comme j'aimerais écrire « Chère ... » suivi d'un prénom qui me serait familier. Je vous croise si souvent dans votre librairie, nous échangeons si régulièrement autour des livres, que j'ai l'impression de vous connaître. Pourtant, je ne peux rien mettre qu'un « Chère libraire » froid et sans âme.  

 

Ou alors... Je pourrais vous trouver un prénom ! Juste le temps de m'adresser à vous un peu plus personnellement (petit temps de réflexion équivalant à une gorgée de café, le regard planant dans le décor qui m'est offert). Trouvé ! Juliet, Héroïne anglaise d'un de mes romans préférés : "Le cercle littéraire des amateurs d'épluchures de patates".  

D'abord, le style So British vous caractérise avec élégance. Et puis, je vous imagine bien à la place de cette romancière partant à la rencontre de lecteurs résistants. Je suis certaine que votre passion du livre vous entraînerais à organiser des lectures secrètes en pleine guerre. Oui, Juliet vous va décidément très bien ! 

Et bien, vous voilà prénommé le temps de mon courrier. Je peux donc commencer... 

 

Mercredi 26 décembre 2012 

 

Chère Juliet,  


Je vous écris cette lettre pour vous remercier. 

 

Je passe régulièrement le seuil de la librairie, cachée sous les arcades, où vous travaillez. En poussant la porte vitrée, une odeur familière m'enveloppe et me chatouille la mémoire. Je me retrouve lors de ces innombrables fois où j'osais m'aventurer dans la bibliothèque de mon grand-père. Oh ! Ce n'était pas de ces grandes salles où les étagères touchent les murs abritant des centaine de livres reliés de cuir. Non, c'était une petite pièce où l'ordre impeccable qui y régnait donnait un sentiment de crainte et de respectabilité. Entre le petit orgue et la simple table de bois, trônait, dignement, une armoire vitrée. Telle l'imperturbable garde d'Angleterre, elle protégeait loyalement une collection de bouquins très éclectiques : une bible (bien sur !) faisait bon ménage avec un livre sur les dernière inventions. Sur un entier rayonnage, vivaient les agendas de l'année 1920 à 1980, où était scrupuleusement inscrit le compte-rendu quotidien d'un agriculteur rigoureux. Régulièrement, Pépère (petit frisson à l'évocation ce petit nom affectueux) feuilletait différents manuels concernant toutes sortes de sujets pratiques qu'il classait méthodiquement. A porté de main (accumulé dans le tiroir), des articles étaient soigneusement découpés. Ils étaient destinés a servir de preuves incontestable lors de conversations animées autour de la grande table. Et de la musique, et de la poésie, et des chansons ! Peu de romans. Mon grand-père disait toujours : « à quoi servent les appareils photo alors qu'il y a de très belles cartes postales ? » Une citation que l'on pourrait adapter ici par : à quoi servent les romans puisqu'il y a la vie ? 


Voilà tout ce qui se passe en moi quand je mets un pied dans votre librairie. Ensuite, je reçois en pleine figure la chaleureuse sensation d'être au cœur d'une ruche. Il y a quelque chose de sécurisant de vous savoir derrière le comptoir exigu à conseiller, emballer, consulter, écouter... le tout coloré d'un rituel dialectique léger et musicale qui accompagne poliment les clients. Je peux alors m'engouffrer avec bonheur entre vos murs de papier. Je suis comme ces cueilleurs de champignons avertis qui fouinent les recoins de la forêt. Tous les sens en éveil, je cherche, parcours du regard, écarte l'inutile comme on soulève quelques broussaille. Je caresse la couverture comme si je sortais mon petit couteau pour enlever délicatement la terre autour de la chair d'un merveilleux bolet. Une reliure me fait de l’œil, j'accours, toujours en espérant LA rencontre. Souvent elle est là, au coin de l'étagère, au bord du présentoir. Une vie me tend les bras me criant : « lis moi !! » Mais, en cet après-midi frisquet de décembre, j'erre encore comme une orpheline de Dickens dans la petite librairie bourdonnante.  


Tandis que vous, telle une abeille ouvrière, discrète et efficace, vous rangez les dernières parutions de Noël, encaissez un achat, faites une recherche chez un éditeur, agencez une collection, remettez un beau livre pour enfants à sa place, exprimant vos condoléances à la page 7, cornée. Tout en virevoltant avec grâce et légèreté dans le dédale littéraire, vous êtes attentive aux habitants de votre petit monde. C'est ainsi que vous remarquez mon désarroi. Alors, aucune hésitation pour cette lectrice sans destin : « Je peux vous aider ? » 

Je balbutie : « M'aider ? » Je ne sais comment vous dire ce chagrin immense qui m'habite ? Comment vous expliquer le supplice de la séparation ? Ils m'ont quitté. Une fois la dernière page tournée, mon livre s'est refermé. Maintenant que je connais la personnalité de ses êtres d'encre et de papier, maintenant que leur destinée n'a plus aucun secret pour moi, je suis rejeté loin de leur monde. Il sera habité par d'autres lecteurs pour lesquels j'éprouve une jalousie absolue. Figurez-vous que, depuis tout à l'heure, je passe devant tout ces titres que je connais si bien. J'ai l'affreuse sensation de frapper à la porte d'amis partis sans laisser d'adresse. Adieu Novecento Pianiste, Esther et ses petits gitans, Vivacia le navire, machiavélique Grenouille. Prenez soin de vous Héloïse et Abélard, Amir et Hassan, Camille, Paulette, Philibert et tous les autres qui se sont retirés à l'épilogue.  

Saisissez-vous la gravité de l'instant ? Je sais que vous répondriez par l'affirmative. Vous êtes d'ailleurs bien placée pour compatir. Mais vous, vous avez décidé de ne pas porter le brassard noir. Tout comme Juliet, qui choisi de vivre avec les habitants de Guernesey, vous avez pris le parti de vous installer auprès de celles et ceux qui peuplent votre imaginaire. 

 

Alors, oui, vous pouvez m'aider. Tout à l'heure, j'ai cru entendre « lis-moi ! » de la part d'un livre né de Jean-François SONNAY et baptisé « Le tigre en papier ». J'ai tout de suite aimé la couverture en noire et blanc avec la deux-chevaux garée dans une rue, aujourd'hui peut-être disparue. Serais-je à la hauteur des deux jolis volumes ? Votre avis me serait précieux mais j'ai un peu peur de vous mettre dans une position incommodante : Vous êtes libraire, bien sûr, mais pas Bibliophage !  

Vous, embarrassée ? Que nenni ! A l'égal d'une puéricultrice compétente, vous prenez le tome 1 entre vos mains, ajustez vos lunettes, examinez le bébé et faites votre diagnostique : "Une belle fresque historique, une écriture soignée. Bien sur, c'est romancé mais parfaitement documenté. SONNAY est une valeur sûr, je vous le conseil vivement. » Et après un examen un peu plus approfondi, vous ajoutez, experte : « en plus, c'est une édition qui ne se fait plus... » 

Touché ! Connaissez-vous si bien vos lecteurs ou lisez-vous dans nos pensées ? Non, vous savez simplement que nous aimons le livre. Cet objet dont on ne peut se séparer et qui fait de nous les plus égoïstes des êtres. Des irréductibles pour qui le mot « prêt » est rayé du dictionnaire. Nous, nous ne prêtons pas. Mais, malgré tout, nous aimons beaucoup partager. Alors, pour palier à cette contradiction, nous réinventons le cercle des amateurs d'épluchures de patates. Nous nous installons volontiers à la plus grande table du petit bistrot qui nous accueille en bons habitués que nous sommes. Et commandons un petit noir, qui, ici, est encore servi dans une cafetière émaillée, pendant que nous étalons nos livres. C'est alors que les choses sérieuses commencent : la lecture à haute voix. Je ne vous cache pas que nous l'interprétons avec la jubilation de celui qui fabrique des envieux. Ensuite, chacun se débrouilles, mais personne n'empruntera la perle que nous défendons farouchement. Bien entendu, il nous arrive de faire preuve de générosité auprès d'ami(e)s respecté. Nous leur achetons la réplique du roman incontournable et leur offrons dans un geste princier.  

 

Une édition qui ne se fait plus, me disiez-vous ? Il ne m'en faudra pas plus pour me procurer d'une main fébrile le deuxième tome engoncé entre deux autres volumes (que je dénigre avec ingratitude). 

 

La librairie va bientôt fermer ses portes. Elle ne s'est pourtant pas dépeuplée de ses lecteurs respectueux et captivés. Ils ressemblent à des fidèles contemplatifs dans leur cathédrale. En passant par les chemins de traverses, j'atteins le petit comptoir pour y faire les gestes automatiques et immuables : vous prêter mes livres afin de régler mon achat, un petit emballage que vous me rendez dans un sourire complice. Je vous donne alors le mot, celui tout petit, mais chargé de sens : merci ! 

 

Merci pour Le tigre en papier, plein de promesse. C'est certain, je n'en aurais pas aperçu l'ombre sur la toile très frigide du net. Oui, je m'en confesse, il m'arrive de faire défiler passivement des volumes aplatis par l'écran, comme des portraits sur un site de rencontre. Du choix, il y en a, mais pas de parfum nostalgique, pas de frôlement d'épaule entre deux rayonnages, pas de sensation réconfortante de la matière qui nous enveloppe comme une bonne couverture, aucune âme vibrante comme le feu de l'âtre. Encore moins le fabuleux sentiment de l'archéologue touché par grâce d'une trouvaille après des heures de recherche dans les entrailles de la Terre. Et, jamais de dialogue enthousiaste avec sa libraire... 

 

Merci Juliet, libraire résistante à l'occupation virtuelle. Merci d'être la gardienne du temple des livres. Merci d'être passeur de vies pour « votre » cercle d'amateurs littéraire qui persistent à entrer sans frapper dans la petite librairie sous les arcades. 

 

Avec toute ma sympathie 

Sincèrement  

Céline 



26/12/2012
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