les mots sillons

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Chéri, allons au lit / 01.02.2014

Ils sont heureux. Ils ont rapprochés les tables et se sont installés dans un joyeux raffuts ne sachant de qui s'assiérait à côté de qui. Le vin qu'ils ont dégustés l'après-midi à la fête du "vin jaune" leur donne la réplique facile et le geste tactile. Les derniers arrivent sous une ovation générale qui me force à élever la voix afin de me faire entendre de ma tablée. Mais peu importe, le bonheur, même accentué par l'ivresse, est bon à voir. C'est ainsi que nous nous mettons à bigler allègrement sur les personnages électrisés du petit banquet. Le petit jeu consiste à deviner les paires :

- Tu imagines cette pimbêche avec ce petit brun tout calme ?

- Et lui, le grand dégingandé, il va bien avec la fausse rousse, tu ne trouves pas ?

- C'est une fausse rousse d'après toi ?

- En tout cas, les deux là, c'est certain, ils sont ensemble !

- Ah oui, c'est certain...

- Qui ?

- Les deux petits vieux là... tu vois ?

- ?

- Sur ta droite... tourne toi plus... tu vois ?

- Ah ouais... les pauvres...

 

Sur la grande banquette, au milieu d'une belle brochette de jeunesse, deux êtres se sont rapprochés l'un contre l'autre comme pour mieux unir leur petite force face à l'impétueuse bourrasque à la fleur de l'âge. Leur chevelure blanche se détache des tignasses chatoyantes comme un tapis de neige au milieu d'un vert pâturage. Malgré des yeux fatigués, leurs visages parcheminés sont empreint de bienveillance et leur sourire las, reste sincère.

En ce samedi soir, la musique saccadée suit le rythme des boules de bowling bousculant sans ménagement les quilles à deux mètres de nous. Au billard, quelques quinquagénaires tapent les billes avec une fausse modestie, s'imaginant secrètement jouer "la couleur de l'argent" aux côté de Paul Newmann. Tout autour, le brouhaha est en compétition avec les enceintes qui crachent leur tapage dans une lumière tamisée. Alors qu'un des convives de la grande tablée s'époumone pour savoir si tout le monde est d'accord pour continuer à la bière, je ne peux réprimer un élan de compassion pour ce vieux couples en fragile équilibre entre la joie de partager ce moment et l'épuisement du poids des années.

Malgré le bruit et l'agitation, l'un et l'autre se soutiennent épaule contre épaule pour ne pas vaciller sous l'influence de la langueur qui les appelles à fermer les paupières. Je les vois sourire à l'un, hocher de la tête à l'autre dans une douce torpeur. Il va falloir faire preuve de patience avant que cette trop longue soirée ne finisse, pour enfin se tourner vers son compagnon de route et murmurer avec soulagement : "chéri, allons au lit".



02/02/2014
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