les mots sillons

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Et si c'était nous ...

Monsieur Chemain rentre chez lui fourbu et fatigué. Mais il est heureux : à 17 h, le soleil ne touche pas encore l'horizon, il troquera son costume-cravate contre un vieux jean et un t-shirt usé pour visiter son jardin. Monsieur Chemain aime son jardin, ses quelques légumes qu'il fait pousser à la méthode "tout bio", ses fleurs qu'il admire derrière sa baie vitrée et cet arbre qu'il a vu naître il y a 30 ans, le jour de l'achat de la maison. Sur une des branches du pommier, il a construit un petit nichoir douillet où naissent chaque année, à la même époque des petites mésanges. Monsieur Chemain sort de la voiture un peu moins fourbu, un peu moins fatigué à l'évocation de ces pensées.

Il ouvre la boîte aux lettres en lançant un signe amical à son voisin. Il ne parle pas souvent avec son voisin, disons qu'ils ne s'arrêtent pas à refaire un monde déjà bien trop compliqué à leur goût. non. Monsieur Chemain et son voisin s'adressent des bonjours sincères et enthousiastes. Ils leur arrivent de se dépanner mutuellement pour recharger la batterie de la voiture ou se prêter main forte en emménageant le canapé d'angle tout neuf. Mais pour ce soir, Monsieur Chemain rentrera chez lui, il embrassera sa femme, lui demandera des nouvelles de sa journée et la regardera, non avec les yeux de cet amant fougueux qu'il fut, mais avec toute la tendresse et l'amour d'un homme qui ne regrette rien. 

Sa main posé sur la hanche féminine, il remarque une petite ride inhabituelle sur le front de sa femme. Les yeux froncés, la bouche pincée, elle s'efforce pourtant à lui rendre son baiser avec le plus de naturel possible. Elle ne veut pas l'inquiéter, pas maintenant. Alors, lui arrachant le journal des mains, elle tente de faire diversion : "va vite te changer, ton potager à besoin d'être arrosé !" mais le ton n'y est pas, sa voix s'est cassée. Il connaît celle qui a déjà partagé plus de trente ans de vie avec lui. Bien qu'il fasse mine de l'écouter dans un petit sourire complice, il sent l'anxiété le gagner. Il sait, mais entrera, lui aussi dans le jeu de l'autruche. Il monte les escaliers quatre à quatre, change de vêtements comme on change de peau et sort dans son jardin en criant à son épouse que ce soir ils feront leur premier repas en terrasse "... et sort un bon vin !" lui lance-t-il en s'éloignant dans sa jungle domestiquée. 

Sur la table, oublié, le journal crie son titre gras et dégoulinant :
 "Ils sont là !"

 

Bien que le repas ait été préparé avec soin, Monsieur et Madame Chemain mangent dans un silence ponctué de banalités. Mais, cette fois, ces phrases dites naguère avec habitude et légèreté, prennent un tout autre sens. "Tu as vu comme le fils de Sophie a grandi ?" "J'ai l'impression que ma vue a encore baissée" "reprend de la , on ne va pas laisser ça !" et tant d'autres petits piliers qui prennent aujourd'hui des allures de monuments commémoratifs devant l'incertitude de l'avenir. Cette incertitude c'est Madame Chemain qui aura le courage de l'identifier en glissant presque trop normalement : "monsieur Cailleu m'a dit qu'il n'en n'avait jamais vu de si grands, lui qui possède des machines industrielles !!" Mais son mari, la gorge nouée, ne peut que hausser les épaules devant l'objectivité de sa femme. Lui n'a pas encore osé prendre la route nationale pour confirmer les dires des journaux. Il voit, sans vraiment regarder, les volets clos des maisons vendues pour une bouchée de pain à l'état. Il entend sans écouter les derniers récalcitrants hurler leur colère. Il sait, sans vraiment réaliser l'urgence qui avance à la frontière de sa petite ville.

Parce que regarder, écouter, réaliser c'est accepter... et ça, Monsieur Chemain ne le peut pas. Ne croyez pas qu'il y mette de la mauvaise volonté. N'allez pas crier que Monsieur Chemain est un poltron ! N'imaginez pas qu'il puisse manquer de jugement et de critique à l'égard de l'évènement à venir ! Monsieur Chemain n'a juste rien d'autre que sa femme, son chez lui et son jardin. Il y a œuvré, travaillé sans jamais demander quoi que se soit à personne. Il n'a pas fait la guerre, soit, mais il a fait, à sa manière, un morceau de paix. Alors, dans sa tête, dans ses tripes, dans tout ce qui vit en lui, il ne peut pas accepter qu'on lui enlève ce morceau de paix. 

Le repas se termine aussi calmement qu'il a débuté. En débarrassant la table Madame Chemain tente une nouvelle fois d'ouvrir une brèche dans la muraille que s'est érigée son époux : "Guillaume et sa femme sont prêt à nous accueillir le temps de..." erreur. Au lieu d'apaiser son mari en lui offrant une solution, madame Chemain le pique dans son orgueil : "le temps de rien ! Nous n'irons pas demander l’aumône à notre fils" et, comme pour détourner le problème :"j'appelle les Pretin pour le repas de demain soir..."

Après s'être éclipsé un instant, Monsieur Chemain revient s'assoir près de sa femme sur le canapé d'angle tout neuf pour l'informer, sur un ton las, que les Pretin ne pourront pas venir demain : ils préparent leur déménagement. "Jean Phi m'a dit qu'il préférait partir maintenant pour ne pas voir ce qui se prépare, et tirer quelques sous de sa maison pendant qu'il en est encore temps".

Un voile morose tombe sur Monsieur et Madame Chemain qui ne peuvent détacher leurs yeux de l'écran de télévision éteinte. Ni l'un ni l'autre n'auront le courage de l'allumer et de regarder la tête de David Pujadas impassible, racontant d'une voix neutre le drame qui se joue chez eux. Pour une fois que l'on parle de leur patelin à la télé, c'est pour égrainer un chapelet de villes et villages comme on nomme les noms des hommes graver dans la pierre d'un monument aux morts. 

Lourdement, il se lève et sans un mot prend la main de sa femme qui le suit en se demandant depuis combien de temps ne l'avait-il pas entrainé dans leur lit les doigts enlacés. 

Malgré la tiédeur de la nuit, la fenêtre de la chambre reste fermée faisant barrage aux bruits sourds et entêtants des monstres qui prennent bruyamment du terrain.

 

Il court afin de semer ses poursuivants. Il essaye de faire un pas devant l'autre en vain. Ses pieds s'embourbent et patinent sur une espèce de goudron savonné. Il se retourne et voit une porte en chêne, immense. Il tambourine tant qu'il le peut, mais personne n'ouvre. Ses poings frappent à s'écorcher la paume, il tape de plus belle... Monsieur Chemain se réveille en sueur en entendant encore le bruit de ses poings contre le bois. En quelques secondes, les yeux hagards, il réalise que quelqu'un frappe à sa porte. Sans plus attendre, il enfile sa robe de chambre pour accueillir son visiteur.
- Scusez M'sieur Ch'main, un recommandé !

 

C'est la troisième depuis l'annonce du projet. La première, usant et abusant de toutes les formes de politesse existantes pour une vente bradée de la maison. La deuxième effleurant la menace et le chantage pour leur départ et la troisième : l'ultimatum. Monsieur Chemain, ne pouvant supporter la lecture de la missive, sort précipitamment chercher le journal dans la boîte aux lettres pour se changer les idées. Mais depuis des mois, les gros titres ne parlent que de ça. La presse en a fait son choux gras. Pour elle c'est du biscuit à grignoter avec parcimonie, un gâteaux à déguster en ce gardant le meilleur morceau pour la fin. Aujourd'hui, nos reporters se délectent à décrire minutieusement le suicide de Mr Chavalot. "...il se serait donné la mort au milieu de ses vignes avec sa carabine de chasse, laissant un message à sa femme lui demandant de lui pardonner son geste. En effet, Mr Chavalot disait souvent ne pas vouloir céder sa vigne, propriété familiale depuis plus de cent ans. Ses amis témoignent de sa fierté quant à la saveur de ses vins vendus dans le monde entier. Rappelons que le prestige et la qualité des vins de cette région est en grande partie grâce à la richesse de son terroir...

- Tu te rends compte ! Ils osent dire que la qualité de nos vins sont uniquement dû à la terre ! Ils se prennent pour qui ses journaleux qui n'y connaissent rien !
- Si la terre n'était pas la meilleure, il n'y aura pas de vin chéri...
- Alors tu leur donnes raison !
- Bien sur que non, mais même Marcel était bon vigneron, il possédait un des meilleur terroir... tu sais aussi bien que moi que tout le pays a une terre plus riche qu'ailleurs !
- ah ! tais toi tu m'agaces ! Marcel Chavalot est mort et toi tu me fais de la philosophie ! Tu réalises qu'ici, sous nos pieds, il va bientôt y avoir des milliers de palmiers ! tout ça pour produire de l'huile de palme moins chère et en avoir sous la main. Une première en France qu'ils disent... et nous, ils pensent à nous ???
- Ils se fichent de nous et tu le sais. On aurait dû vendre la maison tant qu'il était encore temps...
- NON ! NON ! ET NON ! jamais tu m'entends, JAMAIS... tiens je vais faire comme Marcel, me tirer une balle sur le toit de ma maison !

Silence. Monsieur et Madame Chemain n'osent pas penser à l'irréparable. Tout en tournant leur petite cuillère dans leur bol avec la lassitude du soleil qui s'écrase dans la mer, ils savent...Ils savent que les monstres mécaniques viendront prochainement raser leur maison comme celle des villages voisins. Les caméras seront là pour lécher leur misère. La presse se précipitera pour compatir hypocritement le temps d'un témoignage larmoyant. D'autres, ailleurs, regarderont, liront et se diront le temps d'une petite seconde "les pauvres" "pas de chance" "c'est malin" " dans quel monde vit on" ... et le manège continuera sa ronde aux yeux du monde.

 

 

 

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31/12/2014
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